Le Stryge Nègre Charles

Le Stryge

Dimensions

H. 32,5 cm ; L. 23 cm

Provenance

Technique

Photographie

Matériaux

Épreuve sur papier salé à partir d’un négatif sur papier ciré

Datation

vers 1853

Lieu de conservation

France, Paris, musée d’Orsay

En quoi cette photographie traduit-elle le goût de la réinterprétation du passé, en vogue au XIXe siècle ? Qu’a-t-elle en même temps de moderne ?

Charles Nègre est peintre de formation. À l'École des Beaux-Arts, il fréquente les ateliers de Paul Delaroche et Jean-Auguste-Dominique Ingres et obtient même une médaille de troisième classe au Salon de 1850.

Dans un premier temps, Nègre pratique la photographie comme une technique complémentaire lui permettant de préparer ses tableaux. Mais, bientôt, il découvre toutes les possibilités de ce médium et le traite comme un art à part entière. Il devient ainsi l'un des pionniers de la photographie.

Au début des années 1850, il se passionne pour Paris, immortalisant autant ses petits métiers image 1 que son patrimoine monumental. Cette photographie prise d'un balcon de Notre-Dame de Paris, dite Le Stryge image principale, est certainement son œuvre la plus célèbre. Elle a été réalisée au début du Second Empire, en 1852, huit après le début du chantier de restauration de la cathédrale par Eugène Viollet-le-Duc.

Au chevet du patrimoine médiéval

Dès les années 1820, le Moyen Âge suscite un regain d'intérêt, notamment dans la littérature. En 1831, Victor Hugo publie son roman historique Notre-Dame de Paris, qui a pour cadre le Paris du XVe siècle. C'est un succès. Ce texte a également pour effet de sensibiliser le public sur l'état de conservation de cet édifice, en très mauvais état en ce premier tiers du XIXe siècle.

À cette époque naît également la notion de conservation des monuments historiques. Certains édifices, très endommagés lors de la Révolution française, continuent de tomber en ruines sous la Monarchie de Juillet.

Dans ce contexte, Prosper Mérimée, nouvel inspecteur général des monuments historiques, charge en 1843 Jean-Baptiste-Antoine Lassus et Eugène Viollet-le-Duc de restaurer la cathédrale Notre-Dame de Paris. Au-delà du renforcement des pierres qui menacent de s'effondrer, la restauration inclut des reconstitutions (nouvelles statues de la galerie des rois, rétablissement des fenêtres des tribunes, reprise des arcs-boutants) et l'invention d'un décor sculpté néogothique.

Après la mort de Lassus en 1857, Viollet-le-Duc parachève son œuvre par la reconstruction d'une flèche dominant la cathédrale à 96 m de hauteur, achevée en 1867. Elle sera détruite dans l'incendie de 2019.

La galerie des chimères : une création inspirée par le Moyen Âge… et par Victor Hugo

Parmi les décors ajoutés par Viollet-le-Duc à la cathédrale, figure un ensemble de créatures fantastiques, dites chimères, placées sur la balustrade au sommet de la façade. Entièrement dessinées par l'architecte image 2, elles sont réalisées entre 1848 et 1856 par un groupe de sculpteurs dirigé par Adolphe Victor Geoffroy-Dechaume. Elles imitent les gargouilles du Moyen Âge, sans toutefois en avoir la fonction puisqu'elles n'écoulent pas d'eau.

Parmi elles, la sculpture installée à l'angle de la tour nord vers 1850 attire particulièrement l'attention. Sa taille importante, la position qu'elle occupe au-dessus de la capitale, comme absorbée par le spectacle de la vie urbaine, son allure démoniaque image d lui donnent une immense portée symbolique. La créature imaginée par Viollet-le-Duc fera l'objet d'innombrables interprétations, et deviendra une nouvelle icône de la cathédrale. Charles Meryon la représente dans une gravure qu'il baptise Le Stryge image 3, du nom de ces démons ailés mi-femmes, mi-oiseaux évoqués dans la mythologie romaine. L'aspect fantastique et grotesque de la bête fait également écho à la description romantique de la cathédrale par Victor Hugo, qui évoque « les tarasques de pierre qui veillent jour et nuit, le cou tendu et la gueule ouverte autour de la monstrueuse cathédrale ».

L'ancien et le nouveau Paris

Sans doute inspiré par la gravure de Meryon, Nègre donne à son tour sa vision du Stryge en y ajoutant de la modernité.

Au centre de cette photographie, en suivant la diagonale de la balustrade de pierre, un homme coiffé d'un chapeau haut-de-forme se tient derrière la sculpture, placée comme une vigie image b. Il s'agit d'Henri Le Secq, ami de Nègre et photographe comme lui.

Cette vue surprenante réunit deux mondes apparemment opposés : le monde ancien médiéval recréé par Viollet-le-Duc, et le Paris moderne. En introduisant cet homme en habit moderne, Nègre souligne la cohabitation de ces deux mondes au cœur du siècle et en révèle une forme d'étrangeté. Le contraste est d'ailleurs fortement accentué par la structure de l'image elle-même, entre la verticalité de l'architecture gothique, précise et détaillée, et la plaine parisienne embrumée image c.

En dépit de sa qualité et de sa puissance expressive, cette photographie ne sera pas exposée du vivant de l'artiste. Elle est en revanche reproduite dans des albums et connaît un vif succès.

Quant à la sculpture elle-même, elle semble annoncer l'univers d'Auguste Rodin qui, à partir des années 1880, sonde l'humanité dans ses douleurs et même sa bestialité n'est-elle pas à rapprocher de la figure du Penseur image 4 créée pour la Porte de l'Enfer et qui, tout comme elle, se penche vers un monde livré à sa folie ?

Retiré à Nice où il exploite un studio photographique, Nègre décède en 1880. Son œuvre n'est redécouverte que dans les années 1930. Pour certains, elle pourrait avoir eu une influence sur des photographes tels qu'Eugène Atget, Henri Cartier-Bresson et Robert Doisneau.

Véronique Duprat-Roumier

Permalien : https://panoramadelart.com/analyse/le-stryge

Publié le 09/06/2021

Ressources

Lire l’article « De Notre-Dame de Paris au Stryge : l’invention d’une image » de Ségolène Le Men, publié en 2010 dans la revue Livraisons d’histoire de l’architecture

https://journals.openedition.org/lha/257

Glossaire

Salon : Au XVIIIe siècle les expositions des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture se tenaient dans le Salon carré du Louvre. Le terme « Salon » désigne par la suite toutes les expositions régulières organisées par l’Académie.

Second Empire : Régime politique impérial français né du coup d’état du 2 décembre 1852 qui met fin à la Seconde république. Napoléon III, neveu de Napoléon Ier, devient l’empereur des Français. Le second empire prend fin le 4 septembre 1870, lors de la débâcle de Sedan pendant la guerre de 1870 contre la Prusse. C’est un régime autoritaire dans lequel l’empereur exerce un pouvoir absolu.

Arc-boutant : Ouvrage de maçonnerie en forme d’arc destiné à étayer extérieurement les murs qui soutiennent la voûte de l’édifice.

Flèche : Élément supérieur d’un toit ou d’un clocher, dont la forme pointue rappelle un fer de flèche.

Romantisme : Le mot est introduit dans la langue française par Rousseau à la fin du XVIIIe siècle. Il désigne par la suite un élan culturel qui traverse la littérature européenne au début du XIXe siècle, puis tous les arts. Rompant avec les règles classiques, la génération romantique explore toutes les émotions données par de nouveaux sujets, en privilégiant souvent la couleur et le mouvement.