Croix à double face de l’abbaye de Bonneval

Croix à double face de l’abbaye de Bonneval

Auteur

Dimensions

H. 63 cm ; L. 35 cm

Provenance

Abbaye de Bonneval, Aveyron

Technique

Orfèvrerie, Émaillerie, Émail champlevé

Matériaux

Cuivre

Datation

1225-1230

Lieu de conservation

France, Paris, musée de Cluny, musée national du Moyen Âge

En quoi cette croix soulève-t-elle une question théologique ?

Au Moyen Âge, entre les XIIe et XIVe siècles, un procédé technique va connaître un développement spectaculaire, attesté aujourd'hui par plusieurs milliers d'objets religieux et profanes : l'émail champlevé sur cuivre doré, qui imite de manière économique l'orfèvrerie cloisonnée sur or telle qu'on la pratique à Byzance. Les plus anciens exemples conservés datent de 1100 et proviennent de Conques [ image 1 ], mais c'est à Limoges que la technique va atteindre son apogée à tel point qu'elle est aujourd'hui qualifiée d'« œuvre de Limoges », même s'il existe d'autres foyers de production en Europe occidentale. La croix limousine provenant de l'abbaye de Bonneval [ image principale ] est l'une des plus grandes qui aient été préservées (environ 60 cm à l'origine).

Pour une abbaye cistercienne

L'abbaye de Bonneval a été édifiée au milieu du XIIe siècle en Aveyron, par des moines cisterciens. Achetée ou commandée vers 1225-1230, cette croix d'émail obéit aux préceptes d'austérité prônés par cet ordre pour le décor des églises, tant dans l'architecture que pour le mobilier. Avec les vases sacrés, la croix était en effet le seul objet à décor figuré qui soit admis. Elle était destinée à être fichée dans un socle sur l'autel, mais son décor sur les deux faces [ image b ], rare exemple conservé, indique qu'elle servait également de croix processionnelle, portée au bout d'une longue hampe. La croix de Bonneval comporte neuf plaques de cuivre émaillées clouées sur une âme de bois, tandis que de minces bandeaux de cuivre en couvrent la tranche. Deux plaques rectangulaires manquent dans sa partie inférieure. La modestie des matériaux mis en œuvre dans la réalisation de cette croix est en parfaite adéquation avec le retour des cisterciens aux vœux de pauvreté et d'humilité prescrits par la règle de saint Benoît.

Une « plate peinture »

Les figures colorées de la croix de Bonneval se détachent sur un fond doré rehaussé de gravures. Cette technique, appelée « plate peinture », inverse le procédé d'émaillage apparu à la fin du XIIe siècle, où c'est le fond qui est émaillé tandis que les figures sont laissées en réserve et gravées [ image 2 ]. Rappelant les caractéristiques des premiers émaux limousins, la croix de Bonneval présente une stylisation générale des formes que soulignent l'intensité et la diversité des coloris chatoyants disposés en plages unies où dominent les bleus et le turquoise. Par ses particularités techniques et iconographiques, elle appartient à un tout petit nombre d'objets émaillés produits dans les années 1225-1230 [ image 3 ].

La Crucifixion : le Christ parmi les hommes

Contrairement à de nombreux objets limousins qui figurent le Christ vivant et couronné sur la croix , la croix de Bonneval le représente mort, tête penchée, le corps un peu fléchi, fixé par quatre clous au bois de la croix [ image c ]. Son perizonium est retenu par une ceinture ponctuée de rouge. Sur son titulus figure l'inscription XPS / IHS (« Christus / Jhesus ») . Sur les bras de la croix, dans des médaillons qui rappellent les traditions byzantine et italique, Marie [ image d ] et saint Jean [ image e ] sont représentés dans l'attitude traditionnelle de l'affliction. De manière très originale, ils sont accompagnés du Soleil [ image d ] et de la Lune [ image e ] ainsi que de l'Église tenant le calice [ image d ] et de la Synagogue avec son oriflamme à la hampe brisée [ image e ], dont la présence symbolise le passage d'une religion à l'autre. Au pied de la croix, un être nu et chauve représenté à mi-corps sort de terre, les bras tendus vers le crucifié [ image f ]. C'est une allégorie de l'humanité sous les traits d'Adam, le premier homme, dont le Christ est venu racheter la faute, le péché originel. Selon la tradition, la croix du Christ a été dressée sur le Golgotha, « lieu du crâne » en hébreu, c'est-à-dire la tombe d'Adam. À l'opposé, au sommet de la croix, la main de Dieu désigne le Christ, au-dessus d'un ange qui invite le spectateur à méditer sur son sacrifice [ image g ].

Le Christ en majesté

Sur l'autre face de la croix [ image b ], où domine le bleu, couleur symbole du royaume des cieux, le Christ trône en majesté [ image h ] . De part et d'autre de sa tête figurent les lettres alpha et oméga, la première et la dernière de l'alphabet grec, pour signifier sa présence au commencement et à la fin des temps. L'ensemble de ce décor évoque le Christ du Jugement dernier annoncé par l'Apocalypse de saint Jean. Contrairement à bien des images où il bénit, tient un livre ou un globe, le Christ montre ici ses stigmates, marques de la crucifixion et rappel de son sacrifice. C'est donc plus un Christ sauveur qu'un Christ juge qu'on a choisi de représenter ici. Près de lui figurent, entre autres, les symboles des quatre évangélistes : le lion de saint Marc, le bœuf de saint Luc, l'aigle de saint Jean [ image i ] et l'ange de saint Matthieu. Les petits personnages qui tendent un phylactère sont peut-être les grands prophètes tels qu'Ézéchiel, Daniel, Isaïe ou Jérémie.

Un manifeste théologique

Les deux faces de cette croix constituent donc une méditation sur la double nature du Christ : humaine, né de la Vierge Marie et mourant sur la croix, et divine, Christ tout-puissant dans sa gloire éternelle. En affirmant clairement ce dogme, la croix de Bonneval témoigne de la volonté des cisterciens de lutter aux côtés du pape contre les hérétiques qui l'avaient mis en doute à la fin du XIIe siècle. Elle reflète en effet une adhésion aux idées d'Innocent III, théologien et réformateur de l'Église, qui réaffirme la nature humaine du Christ lors du concile du Latran en 1215. Innocent III joue aussi un rôle essentiel dans le succès et la diffusion des émaux limousins, du Vatican à la Suède et jusqu'au mont Sinaï. Il a même incité des émailleurs limousins à venir installer des ateliers en Italie et recommandé l'« œuvre de Limoges » pour les réceptacles eucharistiques. L'engouement pour l'émail champlevé perdure jusqu'à la fin du XIIIe siècle, puis l'on constate un net essoufflement de la production jusqu'à son extinction, traditionnellement attribuée au sac de la ville de Limoges par les troupes du Prince noir, Édouard Plantagenêt, en 1370.

Sandrine Bernardeau

Permalien : https://panoramadelart.com/analyse/croix-double-face-de-labbaye-de-bonneval

Publié le 22/09/2022

Ressources

« Histoire des émaux limousins » sur le site du musée des Beaux-Arts de Limoges

http://www.museebal.fr/fr/histoire-emaux-limousins

Histoire de l’abbaye de Bonneval, de sa fondation en 1147 à la Révolution

http://www.abbaye-bonneval.com/frame_new/abbaye/histoire.php

Une fiche sur le reliquaire de saint François d’Assise, conservé au musée de Cluny

http://www.musee-moyenage.fr/collection/oeuvre/reliquaire-francois-assise.html

Glossaire

Émail : Vernis coloré, opaque ou translucide, qui peut s’appliquer sur différents supports (céramique, métal, pierre, verre…).

Évangélistes : Auteurs des Évangiles. Ils sont au nombre de quatre : saint Jean, saint Matthieu, saint Luc et saint Marc.

Phylactère : Bande de parchemin, enroulée aux extrémités. Dans le judaïsme y est inscrit un passage des Écritures. Dans l’art chrétien, à partir du Moyen Âge, le phylactère est tenu par des anges ou des saints personnages afin d’afficher leur parole.

Perizonium : Étoffe qui cache la nudité du Christ dans les représentations de la crucifixion et de la descente de croix.

Règle de saint Benoît : Règle monastique mise en forme par saint Benoît au VIe siècle, qui constitue une véritable réforme de la vie spirituelle et matérielle des moines. Elle se diffusa dans la chrétienté tout au long du Moyen Âge et fut adoptée par de nombreuses communautés bénédictines ou cisterciennes.

Orfèvrerie : Art de travailler les métaux précieux.

Champlevé : Technique propre au travail de l’émail qui consiste à remplir des cavités creusées dans une plaque de cuivre avec la poudre de verre coloré qui, après cuisson, donnera l’émail.

Concile : Assemblée d’évêques réunis pour résoudre les questions qui peuvent se poser sur le dogme, la morale ou la discipline ecclésiastique.

Hampe : Long manche sur le haut duquel vient se fixer un fer de lance, un drapeau, une statuette…

Jugement dernier : Dans la religion chrétienne, jugement prononcé par Dieu à la fin du monde sur les vivants et sur les morts ressuscités.

Ordre cistercien : Le mot « cistercien » vient du nom de l’ordre et de l’abbaye de Cîteaux, fondés par Robert de Molesme à la fin du XIe siècle. L’ordre est réformé au XIIe siècle par Bernard de Clairvaux, qui en devient le maître spirituel. Il désirait revenir aux principes de simplicité et de pauvreté dictés par la règle de saint Benoît, en opposition aux riches monastères bénédictins, comme Cluny, qui s’en étaient éloignés.